LectureMirage(s) 2023-2

Lire la thèse de Mme Marie de Pinieux, Entreprise et dignité humaine, Thèse Paris 1, 2023, sous la direction de M. François-Guy Trébulle.

Le travail de rédaction d’une thèse de doctorat s’inscrit, dans la tradition académique française dans une discipline (que nous appelons « section », droit privé, droit public, histoire du droit, sciences politiques, pour les quatre sections « droit ») et en général, dans une spécialité (droit civil, droit des affaires, droit pénal, droit international privé, etc., voire une sous spécialité, droit des contrats, de la famille, des sociétés, de l’environnement, etc.). Plus difficile est l’exercice visant, d’une part, à transcender les spécialités, voire les disciplines.

Pourtant, c’est bien l’entreprise qu’a réalisée Mme de Pinieux dans ce travail, qui est à la fois un travail de droit pénal et de droit de l’environnement, mais aussi de RSE, de droit international voire de droit étranger (américain principalement) et comparé, et de droit international public, intitulé Entreprise et dignité humaine sous la direction du Pr. Trébulle, à Paris, soutenue en janvier 2023 (et aussitôt qualifiée au CNU).

C’est un travail considérable (près de 900 pages, 4600 notes de bas de page, des sources multiples) qui part d’un objectif, celui de la protection de la dignité humaine, c’est-à-dire, dans sa dimension la plus grave, la protection des droits humains, contre l’esclavage moderne aux crimes contre l’humanité) face à des comportements discutables d’entreprises, où qu’elles aient leurs sièges sociaux.

De son point de vue, c’est aux Etats de s’approprier ces objectifs, principalement par la voie pénale, ce qui pose la question de la compétence pénale, universelle, s’agissant, moins de l’infraction elle-même, que de la complicité dans la commission de celle-ci, que ce soit dans le fil des suites du droit de Nuremberg, ou, plus récemment, dans l’affaire Lafarge par exemple (complicité de crimes contre l’humanité pour le financement d’activité djihadistes terroristes en Syrie entre 2012 et 2014, ayant fait l’objet d’un plea guilty aux Etats-Unis et le paiement d’une amende de 778 millions de dollars et de poursuites en France). Ce sont également des sanctions plus originales, comme des obligations de retrait de produits fabriqués ou obtenus dans des conditions discutables, par exemple, mais pas seulement les « minerais de guerre ».

Elle observe également le concours d’acteurs privés, ONG ou associations diverses et notamment avec le développement, assez stupéfiant par exemple dans l’affaire TotalEnergies en Ouganda, qui n’en est qu’à ses débuts (Cf. TJ Paris (réf.), 28 févr. 2023, n° 22/53943 et 22/53942, V. M. Hauterau-Boutonnet et B. Parance, « Prudence dans l’analyse du premier jugement sur le devoir de vigilance des entreprises ! », JCP G 2023, act. 373), du devoir de vigilance, sous l’égide de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, par ailleurs d’application extraterritoriale, mais concernant les entreprises les plus importantes, éventuellement élargi, ou bien par une importation de la logique du « duty of care » anglais ou bien des logiques des principes directeurs de l’OCDE.

Elle montre également qu’il ne suffit pas de penser ces questions pour qu’elles aboutissent : les litiges sont extrêmement complexes, mêlant des questions de droit international public et privé, des difficultés de preuve, des difficultés processuelles, comme l’affaire Kiobel, dans la mise en œuvre de l’Alien Torts Statute (ATS), l’avait montré en 2013 où la Cour suprême des Etats-Unis avait rejeté l’application extraterritoriale, voire universelle, de ces règles à des victimes étrangères de comportements de sociétés étrangères (Royal Dutch Petroleum en l’espèce) qui a donné lieu à un litige considérable : USSC, 17 avr. 2013, Kiobel. c. Royal Dutch Petroleum, 133 S.Ct. 1659, D. 2013, p. 1316, p. 1081, note N. Maziau, p. 2293, obs. L. d’Avout, RTDciv. 2014, p. 324, obs. L. Usinier, Rev. crit. DIP, 2013, p. 595, note H. Muir Watt).

Une thèse donc, qui s’inscrit dans les logiques du droit de la guerre atypique, sans le savoir d’ailleurs et en empruntant des chemins distincts, mais pour rencontrer le même type de difficulté. La conduite du travail est magistrale, le résultat exceptionnel.

En effet, les règles relatives au devoir de vigilance ou à la compétence universelle, civile ou pénale, ou encore en matière de responsabilité civile contre des dommages environnementaux, ou nuisant aux droits humains sont, très souvent, circonscrits à une situation interne spécifique (un site pollué, des questions de discrimination ou de harcèlement dans telle entreprise, etc.), mais, parfois, s’inscrivent dans un contexte international particulier, avec des dommages très large, causés par des faits d’une gravité considérable : dommage écologique sur une région entière, cas de crimes de guerre, etc., où les intérêts d’Etats sont en jeu. On sort alors du droit « ordinaire » pour intégrer le domaine du droit de la guerre atypique. C’est exactement ce que démontre Mme de Pinieux.

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