ActuMirage(s) 2023-1

L’affaire Oschadbank, les frontières et le droit : comment l’annexion de la Crimée par affecte la compréhension des litiges d’investissements (Cass. civ. 1ère, 7 déc. 2022, n° 21-15.390, Oschadbank (Joint Stock Company)

Une difficulté, particulièrement complexe, émerge du fait de la fluctuation des frontières de certains Etats. L’intangibilité des frontières est un principe majeur du droit international, de sorte que les variations de celles-ci ne peuvent résulter que de l’arrangement consenti entre les parties, y compris après une défaite militaire, éventuellement provisoire d’ailleurs, comme ce fut le cas de la question de la Sarre allemande après la Seconde guerre mondiale ou de la « frontière » du 38è parallèle  établie sur la ligne de cessez-le-feu de la Guerre de Corée en 1953, ou par la mise en œuvre d’un mécanisme d’auto-détermination et de scission d’un Etat. Pour autant des difficultés de frontière existent de manière majeure : les cas du Sahara Occidental dont la « maroquinité » a été partiellement reconnue par les Accords d’Abraham en 2020, la question du Kurdistan irakien, des limites la Syrie, celle du Tibet, de Taïwan que la Chine considère comme partie intégrante de son territoire, de Hong-Kong où sa prise de contrôle progressive par la Chine est contraire à ses engagements internationaux, sans compter ses prétentions maritimes ou territoriales en Mer de Chine, ou encore le cas plus marginal de l’Archipel de Sulu, et ce outre les territoires occupés de l’Ukraine ou qui ont fait l’objet d’un « détachement » de l’Ukraine par l’annexion, outre celle de la Crimée, des quatre Oblasts de Donetsk, Louhansk, Marioupol et de Kherson, non reconnue par la communauté internationale. Ce type d’incertitude emporte des conséquences spécifiques en droit public et en privé, outre le trouble provoqué en droit international public et, surtout peut-être, pour les populations concernées. En droit international public, c’est le cas en premier lieu des règles du droit international humanitaire applicables, celles des conflits armés internationaux (CAI), et des conflits armés non internationaux (CANI), c’est-à-dire internes qu’il s’agisse de situations de guerre civile, de conflits liés à des mouvements séparatistes, des rebellions, etc., quelles qu’en soient les causes, qui sont devenus les conflits « classiques » depuis la fin de la seconde guerre mondiale. En Ukraine, la situation est de ce point de vue assez trouble, un conflit armé international oppose les forces russes et ukrainiennes, mais également des forces ukrainiennes à des forces russes provenant des oblasts  annexés, et inversement, des forces russes contre des forces ukrainiennes provenant de ces mêmes oblasts, des affrontements entre des forces opposées de ces oblasts, auxquels s’ajoutent des affrontements entre des mercenaires russes, aux effectifs internationaux, contre l’ensemble des forces ukrainiennes. L’intervention claire et effective de la Russie fait sans doute de ce conflit un conflit armé international en son entier (Cf. C. Faure et R. Stamminger (dir.), Manuel de droit des opérations militaires, MINARM, 2023, p. 89-90, en ligne) ce qui permet sans doute de de considérer que les règles de compétence de la Cour pénale internationale sont celles relatives aux conflits internationaux. Par ailleurs, les règles de protection des droits de l’homme ne cessent pas de s’appliquer en cas de conflit armé, de sorte qu’on ne peut considérer que les règles du Droit international des droits de l’homme (DIDH) sont des règles de temps de paix relayées en temps de guerre par les règles du droit international humanitaire (DIH) : en cas de conflit armé, les règles du DIDH continuent de s’appliquer. S’agissant du cas particulier des règles du droit européen des droits de l’homme de la CEDH, la Fédération de Russie a été expulsée du Conseil de l’Europe le 16 mars 2022, emportant son retrait de la CEDH à compte du 16 septembre 2022, tandis que l’Ukraine en est toujours partie de telle manière que la détermination des frontières de l’Ukraine et de la Russie est importante, au moins depuis le 16 septembre 2022.

Les mutations de frontières emportent également des conséquences en termes de droit public des investissements étrangers, dont un arrêt récent de la Cour de cassation du 7 décembre 2022, dans l’affaire Oschadbank et, de manière plus ordinaire, de droit international privé ou de droit du commerce international ou encore en termes de portée des sanctions économiques. Un contrat de vente, de blé par exemple, conclu par une partie a priori ukrainienne en Crimée ou dans l’un des autres oblasts annexés avec une partie étrangère, suppose la détermination de la loi applicable à cette vente, où cette question est bouleversée par ce type de modification non internationalement reconnue. Le principe de l’application des règles du droit international privé est d’identifier la loi la plus adaptée, au regard des critères techniques de cet ensemble, à la situation privée en question et de réaliser cette détermination dans un cadre prévisible et si possible permanent en ce sens qu’il ne dépende pas du point de vue non internationalement reconnu des autorités du for (Cf. Cass. civ. 1re, 3 mai 1973, n° 70-14.514, Rev. crit. DIP 1975, p. 426, note Y. Loussouarn, JDI 1974, p. 859, note B. Goldman, AFDI 1976, p. 930, note A. Blondeau, à propos d’une succession ouverte en France en 1924 concernant des biens d’un ressortissant russe situés en Russie alors soviétique). Dans notre exemple, la question se poserait, sauf choix d’une loi exprès d’une applicable par les parties (Cf. dans le cas ‘une succession d’Etats, internationalement reconnue, à propos d’une société ayant son siège an Algérie, contrôlée par des français et transférant son siège en France, et l’option pour le maintien de la loi de l’Etat initial (française), Cass. civ. 1re, 30 mars 1971, n° 67-13.873, rev. crit. DIP 1971, p. 451, note P. Lagarde ; JDI 1972, p. 834 note Y. Loussouarn ; JCP 1972 II 17101, note B. Oppetit), , de la détermination de la loi ukrainienne ou de la loi russe. Cette détermination ne dépend des considérations liées à la conception interne du territoire disputé, notamment parce que cela constituerait une forme de reconnaissance indirecte d’une occupation lorsque celle-ci est internationalement illicite, que cette situation n’est pas nécessairement pérenne et que, en toutes hypothèses, la succession de lois sur les territoires concernés, par exemple en Ukraine occupée, est bien une situation internationale si la loi russe remplace, même de fait, la loi ukrainienne et qu’une forme de « russification » forcée de ces territoires est active (introduction de la monnaie russe, envoi d’enseignants russe, transformation des passeports donc des logiques de nationalité, etc., de telle manière que le choix à réaliser, par un juge étranger aux territoires concernés, par exemple français, est extrêmement difficile et sensible et emporte des disparités de décisions. Par exemple, la situation personnelle, au sens des règles du droit des personnes ou de la famille, d’un ressortissant d’un oblast annexé est-il modifié au profit de l’application de la loi nouvelle de l’Etat annexé ? La question est complexe s’il s’agit de rendre une décision susceptible d’être exécutée utilement sur le territoire occupé (Cf. A. d’Ornano, « Sur la guerre en Ukraine : considérations de droit international privé », Rev. crit. DIP 2022, p. 259) ou inversement, s’il s’agit d’obtenir, en France, l’exécution d’une décision rendue dans ce territoire occupé, par exemple dans un cas d’adoption forcée, supposant sa compatibilité avec la conception française de l’ordre public international, dont les règles de la CEDH.

Dans l’affaire Oschadbank de la Cour de cassation du 7 décembre 2022 à propos d’une sentence rendue en application d’un TBI entre la Russie et l’Ukraine, (Cass. civ. 1ère, 7 déc. 2022, n° 21-15.390, Oschadbank (Joint Stock Company), D. 2023, p. 196, Note V. Korom, JDI 2023, comm. 12, note M. Audit, Dalloz actualité 9 janv. 2023, obs. J. Jourdan-Marques. Adde : pour une étude très complète : A. Kallergis, « L’applicabilité des traités bilatéraux d’investissements dans les zones contestées », JDI 2022, p. 825), la banque ukrainienne Oschadbank (anciennement Public Joint Stock Compagny) a engagé un arbitrage d’investissement sur le fondement de ce TBI pour obtenir l’indemnisation de l’expropriation de ses actifs en Crimée, après l’invasion de ce territoire par la Russie en 2014. Elle avait obtenu 1,3 milliard de dollars d’une sentence rendue sous l’égide de la Cour permanente d’arbitrage le 26 novembre 2018. La Russie n’avait cependant pas comparu à l’audience arbitrale, invoquant le fait que la banque existait avant le 1er janvier 1992, point de départ de l’application du TBI, entré en vigueur par ailleurs le 27 janvier 2000, et qu’un « investissement » au sens de cet article 12, n’est pas protégé par ce traité, de sorte que le tribunal arbitral aurait dû se déclarer incompétent, ratione materiae et ratione temporis. Elle considère par ailleurs que pour que le TBI fût applicable, l’investissement aurait dû être réalisé par la partie ukrainienne en Russie, alors qu’il l’avait été en Crimée alors ukrainienne, que la question de l’appartenance ou non de la Crimée de la Russie n’est pas de la compétence ni du TBI ni du tribunal arbitral et que le TBI ne pouvait s’appliquer à un territoire ainsi disputé et dont l’appartenance n’est pas mutuellement reconnue par l’Ukraine et la Russie, de sorte que le fait que la Crimée soit devenue russe n’a pas fait d’un investissement interne, un investissement étranger. Pour la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 30 mars 2021 (Paris, 5e ch. Pôle 16, 30 mars 2021, n° 19/04161, Dalloz actualité, 30 avr. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2021. 2272, obs. T. Clay ; JCP E 2022. 1241, obs. M. Laazouzi), , la question « temporelle » de l’application du TBI devait s’apprécier au regard de l’article 31 de la Convention de Vienne sur les traités du 23 mai 1969 qui « en tout état de cause reflète le droit international coutumier »¸et qui impose une application de bonne foi d’un traité et implique de considérer que les seuls investissements réalisés après le 1er janvier 1992 étaient concernés par le TBI, solution corroborée par le Tribunal Fédéral suisse du 16 octobre 1998 dans une affaire  Fédératon de Russie c. Stabli et Ukmaka qu’elle cite, avec d’autres décisions étrangères. La Cour observe que la banque ukrainienne est le résultat d’un démantèlement d’une entité publique existante à la suite de la fin de l’URSS et attribuée à l’Ukraine en 1991, de sorte que l’offre d’arbitrage contenue dans le TBI, applicable pour des investissements réalisés après le 1er janvier 1992, ne pouvait s’appliquer, rendant incompétente le tribunal arbitral. Pour la Cour de cassation, qui censure l’arrêt, appelant à un nouvel arrêt d’appel à venir, le contrôle de la compétence du tribunal, au sens de l’article 1520, 1° du CPC, « est exclusif de toute révision au fond de la sentence », ce qui était le cas de l’arrêt d’appel, « alors que ni l’offre d’arbitrage stipulée à l’article 9 ni la définition des investissements prévue à l’article 1er ne comportaient de restriction ratione temporis et que l’article 12 n’énonçait pas une condition de consentement à l’arbitrage dont dépendait la compétence du tribunal arbitral, mais une règle de fond, la cour d’appel, qui devait seulement vérifier, au titre de la compétence ratione temporis, que le litige était né après l’entrée en vigueur du traité ». A suivre donc.

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