Difficultés de mise en oeuvre du principe « Dutco » d’égalité des parties dans la constitution d’un tribunal arbitral (affaire PT Ventures v Vidatel)
Les « arbitrages multipartites » mettent à mal la méthode générale et abstraite de constitution d’un tribunal arbitral. En effet, deux parties sont en litige, elles désignent chacune un arbitre, ceux-ci désignant un président. Il suffit qu’il y ait non plus deux mais trois parties, ou davantage, pour que la méthode pose difficulté.
L’arrêt Dutco
L’arrêt « Dutco », en 1992, avait illustré cette difficulté. Dans cette affaire, une clause d’arbitrage contenue dans un contrat de consortium de construction liant trois parties distinctes renvoyait au règlement d’arbitrage de la CCI et prévoyait un arbitrage à trois arbitres. Un litige s’était élevé et le demandeur, Dutco, avait désigné un arbitre, invitant les deux autres à procéder de même. Or Dutco avait engagé l’arbitrage sur la base de prétentions visant distinctement l’un et l’autre défendeur (Siemens et Bangladesh Knowledge Management Initiative, BKMI). La CCI avait invité les deux défendeurs à désigner un arbitre, sauf à ce qu’il soit désigné par l’institution, ce que Siemens acceptait tout en formulant de fermes réserves sur la régularité de la constitution du tribunal arbitral, dans la mesure où il ne partageait pas le même intérêt dans l’affaire que l’autre défendeur. Siemens engageait ensuite une action en annulation sur ce fondement, rejetée par la Cour d’appel de Paris, dans la mesure où la technique de constitution du tribunal arbitral avait été décidée par la convention d’arbitrage et qu’elle ne faisait pas obstacle à la défense efficace par Siemens, puis un pourvoi, aboutissant à la solution de l’arrêt Dutco : « le principe de l’égalité des parties dans la désignation des arbitres est d’ordre public ; qu’on ne peut y renoncer qu’après la naissance du litige » (Cass. civ. 1ère, 7 janv. 1992, Dutco, JDI 1992, p. 707, Concl. Filipo, note Ch. Jarrosson, Rev. arb. 1992, p. 470, note P. Bellet, RTDcom. 1992, p. 796, obs. E. Loquin).
Le « principe d’égalité » ainsi identifié doit être précisé : il s’agit d’une règle qui assure un égal accès au tribunal arbitral et le fait que chacune des parties doit pouvoir être traitée de manière égale, c’est-à-dire de façon à ne pas subir un désavantage procédural, notamment la question de la désignation des arbitres. Le principe est donc considérer comme d’ordre public, au sens où elle participe, en outre, de l’ordre public international et il ne peut y être fait obstacle dans la convention d’arbitrage ; en revanche, une fois le litige né, les parties peuvent y renoncer. Il ne s’agit donc pas d’une forme de compétition entre les parties où il conviendrait de veiller à ce que chaque partie puisse désigner « son » arbitre et de prendre garde que chacun de ces arbitres soient de même « valeur ». Il ne s’agit pas non plus de veiller à ce que les parties désignent un arbitre selon la même technique : si une convention d’arbitrage prévoit que chaque partie doit désigner un arbitre de son choix et qu’une des parties n’y procède pas, de sorte que l’autre saisira le juge d’appui (ou le centre d’arbitrage), il n’en résulte pas une rupture dans l’égalité des parties dans la désignation des arbitres (Cass. civ. 2ème, 31 janv. 2002, JCP G 2003, I, 105, n°5, obs. Ch. Seraglini, Paris, 16 nov. 1999, Rev. arb. 2000, p. 313). Le principe vise simplement à garantir que chacune des parties puisse désigner un arbitre dans les mêmes conditions, il s’impose aux parties, au juge d’appui appelé à trancher une difficulté de constitution du tribunal arbitral (Cass. civ. 1ère, 8 juin 1999, Rev. arb. 2000, p. 116, note E. Loquin) et, sans doute, aux institutions d’arbitrage.
Institutionnalisation du principe d’égalité
Le principe a connu un immense succès, en France, où l’article 1453 du Code de procédure civile dispose, depuis 2011 que « lorsque le litige oppose plus de deux parties et celles-ci ne s’accordent pas sur les modalités de constitution d’un tribunal arbitral, la personne chargée d’organiser l’arbitrage ou, à défaut, le juge d’appui, désigne le ou les arbitres », qu’en matière internationale, où la plupart des règlements d’arbitrage ont adopté des formules voisines (Cf. Règl. CCI, art. 12.6, 7 et 8 : « En cas de pluralité de demandeurs ou de défendeurs, et si le litige est soumis à trois arbitres, les demandeurs conjointement, les défendeurs conjointement, désignent un arbitre pour confirmation conformément à l’article 13. Lorsque l’arbitrage implique une partie intervenante et que le litige est soumis à trois arbitres, la partie intervenante peut, conjointement avec le(s) demandeur(s) ou avec le(s) défendeur(s), désigner un arbitre pour confirmation conformément à l’article 13 (« À défaut d’une désignation conjointe conformément à l’article 12, paragraphe 6 ou 7, et de tout autre accord entre les parties sur les modalités de constitution du tribunal arbitral, la Cour peut nommer chacun des membres du tribunal arbitral et désigne l’un d’entre eux en qualité de président. Dans ce cas, la Cour est libre de choisir toute personne qu’elle juge adéquate pour agir en qualité d’arbitre, en appliquant l’article 13 lorsqu’elle l’estime approprié »).
Quid d’une situation inverse à l’affaire DUtco : le cas PT Ventures c Vidatel
La question s’est alors posée de la situation inverse, qu’illustre l’affaire PT ventures v Vidatel (British Virgin Islands Hight Court, 13 août 2020, PT Ventures SGPS v VIdatel (COM) 2015/0017 et 2019/0067). Dans cette affaire, une convention d’associés unissait quatre associés (un portugais, PT Ventures, une société des Iles Vierges Britanniques (IVB), et deux angolaises ) de la principale entreprise de téléphonie mobile en Angola (Unitel), contenant une convention d’arbitrage à 5 arbitres, un par partie et un président, renvoyant au Règlement d’arbitrage de la CCI, le siège de l’arbitrage étant fixé à Paris. Le litige portait sur les conditions dans lesquelles les dividendes distribués par Unitel et le refus par les trois autres de voter pour le représentant, dans Unitel, proposé par PT Ventures. Ce dernier avait alors engagé, en 2015, un arbitrage contre ses trois autres associés, mais reprochait à la clause une rupture d’égalité si les défendeurs pouvaient désigner chacun un arbitre alors qu’ils avaient le même intérêt au litige, et invitait la CCI à désigner l’ensemble des arbitres, comme le propose l’article 12 de son règlement, à la manière de l’article 1453 du Code de procédure civile. Une consultation établie par Charles Jarrosson, produite par PT Ventures, promouvait cette solution en raison de la rupture avec le principe d’égalité qui résulterait du strict respect de la clause compromissoire (« the constitution of the arbitration panel in accordance with clause 16 would be contrary to mandatory French law, because it would result in one PTV-nominated arbitrator against three respondent-nominated arbitrators », §18). La CCI désignait ainsi les 5 arbitres.
Le tribunal arbitral ainsi constitué faisait droit à la demande de PT Ventures, dans une sentence rendue en février 2019, à hauteur d’une somme de près de 650 millions de dollars plus 15 millions de dollars au titre des frais encourus pour assurer sa défense.
PT Ventures cherchait alors à obtenir, avec succès, par la décision du 13 août 2020, une décision d’exequatur dans les Iles Vierges Britanniques (siège de l’un de ses associés, la société Vidatel), sur le fondement des règles de l’Arbitration Act local, appliquant les règles de la Convention de New York de 1958. A l’inverse, l’annulation de la sentence était recherchée en France, par la société Vidatel, sur le fondement de l’irrégularité de la constitution du tribunal arbitral, en ce que la CCI aurait eu tort de désigner l’ensemble des arbitres et de ne pas respecter la clause compromissoire, et le défaut d’indépendance de deux des arbitres désignés par la CCI.
Eléments de solution
Dans les deux cas était en jeu, le principe d’égalité au sens de l’affaire Dutco et sa mise en œuvre. D’un côté le fait que, pour respecter le principe et la convention d’arbitrage, la CCI avait désigné l’ensemble des arbitres contesté par les défendeurs qui considéraient que la convention d’arbitrage aurait dû être respectée, et de l’autre, du côté de PT Ventures, si on avait respecté la convention d’arbitrage, il en serait résulté une rupture d’égalité en « défaveur » du demandeur qui se serait retrouvé à « 3 contre 1 ».
La question est pendante devant la Cour d’appel de Paris, l’audience de plaidoirie étant fixée à début décembre pour une décision dans le début de l’année 2021 et la Higth court des IVB évoque l’hypothèse d’un pourvoi en cassation comme très probable (§ 9).
Ce cas illustre une difficulté particulière ou plus exactement celle qui pourrait résulter d’une dérive ou d’une déclinaison de l’appréciation du principe d’égalité. Ce principe est, en effet, un principe processuel et non une règle substantielle. Il s’agit simplement, du moins dans l’esprit « historique » de l’affaire Dutco d’assurer aux parties la possibilité de participer à la constitution du tribunal arbitral, pas de pallier une suspicion de partialité liée à l’ « avantage » procuré par la rédaction de la convention d’arbitrage. Dans l’espèce observée, cette question est présente, ne serait-ce qu’en raison de l’un des éléments du recours en annulation portant précisément sur une question d’impartialité. Mais si, dans l’affaire Dutco, il s’agissait moins de savoir si, dans le cas de deux parties défenderesses ayant des intérêts distincts, le fait qu’un arbitre, choisi par l’un d’eux serait, par là même, partial ou dépendant, que de savoir si chaque partie méritait d’avoir un égal accès au choix de l’arbitre, il s’agit en l’espèce de la situation inverse : lorsqu’une convention d’arbitrage prévoit un nombre d’arbitre correspondant au nombre de parties à un contrat, le fait qu’un litige oppose un demandeur contre les autres et donc qu’il désigne un arbitre, et ses contradicteurs autant d’arbitres, est moins une question de dépendance et de partialité qu’une question d’égalité à l’accès à l’arbitrage, dans les conditions, cette fois-ci, exactement prévues par la convention d’arbitrage, sauf à modifier le régime du principe d’égalité.
C’est sans doute la question qu’aura à trancher la Cour d’appel de Paris, problème qu’évoque la Hight Court of BVI, ne serait-ce que pour valider, ou non, l’exécution de la sentence aux Iles Vierges Britanniques, citant deux consultations, l’une produite par note collègue Racine, pour PT Ventures, et l’autre, par notre collègue Clay, pour Vidatel. La situation est suffisamment rare pour être citée, d’autant qu’il s’agit d’une décision étrangère, ou il est plus usuel de confronter les opinions juridiques ainsi présentées (§ 61), étant répété que la HCBVI a validé la constitution du tribunal arbitral tel que la CCI a procédé.
Première question/solution possible : le principe d’égalité des parties est-il simplement un droit à l’accès à l’arbitre en sorte que ce principe aurait ici été respecté en appliquant la clause compromissoire du seul fait que chaque partie aurait pu désigner un arbitre et aurait pu donc, sans difficulté, participer à la constitution du tribunal arbitral ? Une telle solution aboutirait ainsi, sur le fondement du principe d’égalité, à annuler la sentence en tant que le tribunal aurait été irrégulièrement constitué, par une fausse application, par la CCI, du principe d’égalité.
Au soutien de cette présentation, l’arrêt de la Hight Court of BVI cite la consultation de Thomas Clay :
« The process for appointing arbitrators may be different depending on the agreements of the parties, but each party must have had the right to express itself in an equal way on the process agreed upon. Moreover, if the parties do agree on the way in which the arbitrator’s contract must be formed in accordance with this principle of equality, then neither the arbitration institution nor the judge acting in support of the arbitration can override it. (…)
In appointing the five arbitrators itself, the International Court of Arbitration of the ICC violated the fundamental principle of the appointment of arbitrators by the parties, which its own Rules require it to apply. (…)
To admit, as my colleagues Jean-Baptiste Racine and Charles Jarrosson have done, that a potential consortium of co-defendants would have had the effect of violating the principle of equality of the parties, with the appointment of a larger number of arbitrators on the side of the defendant, amounts to a pure and simple denial of the Dutco case law. Equality would not be undermined by each defendant being able to appoint one arbitrator, just as the plaintiff could. On the contrary, the principle of equality would have been complied with because each party would have appointed one arbitrator, meaning that each party would have participated in the constitution of the arbitral tribunal on an equal footing.” (Prof. Clay’s emphasis and mode of emphasis.) ».
La deuxième, qui consisterait au contraire à considérer que la CCI a eu raison de désigner les arbitres en application du principe d’égalité, suppose cependant d’ajouter au principe d’égalité des parties : l’application de la clause compromissoire, en tant qu’elle aurait conduit à permettre qu’un intérêt au litige soit « représenté » par un arbitre, tandis que l’autre intérêt serait « représenté » par trois arbitres. La solution passe ici ou bien par l’intégration, dans le principe d’égalité des parties, d’un contrôle de l’indépendance des arbitres, ne serait-ce que par la question de la désignation du président du tribunal arbitral (pour autant aisément réglé par l’intervention du centre d’arbitrage en absence d’accord unanime des arbitres désignés).
L’arrêt de la Hight Court of BVI cite un passage de la consultation de Jean-Baptiste Racine (§ 74) : « The principle of equality of the parties in the constitution of the arbitral tribunal, created by the Dutco decision, is a fortiori applicable to the present case, which is emblematic of a breach of equality between the parties. Thus, in the [current] case… the implementation of the arbitration clause would have led to the designation by the claimant of one arbitrator and the designation by the three co-respondents of three arbitrators. Accordingly, the implementation of the clause would have been incompatible with the principle of equality of the parties in the constitution of the arbitral tribunal. For this reason, the ICC Court adopted an approach that was most in line with the principle of equality… Indeed, if the ICC Court had implemented the arbitration clause as drafted it would have infringed the principle of equality of the parties in the constitution of the arbitral tribunal. In order to uphold the principle of public policy the clause could not be applied as it stood. To reiterate: a principle of public policy takes precedence over the will of the parties.” (Prof. Racine’s emphasis and mode of emphasis.) ».
Une autre voie consisterait à considérer que la clause compromissoire est, ici, une clause pathologique, en tant qu’elle permet un déséquilibre dans le résultat de la désignation des arbitres, de telle manière de désigner de telle manière qu’il aurait convenu d’appliquer les règles supplétives, ou bien du règlement d’arbitrage, ou bien que la clause compromissoire était une clause pathologique et que, malgré l’article 12 du Règlement de la CCI, l’article 13 aurait pu être privilégié pour désigner non point cinq mais trois arbitres, quitte à renvoyer à l’article 1453 du Code de procédure civile, a priori applicable en tant que règle du siège des difficultés de constitution du tribunal arbitral.