ActuMirage(s) 2024/4 : Assumer ses choix de valeurs ou « Mourir pour le Donbass » ?

1. Lundi 26 février 2024, à la suite d’une réunion des chefs d’Etats européens sur le soutien à l’Ukraine, le Président de la République déclarait, en réponse à une question d’un journaliste qu’il fallait « envisager toutes les options aujourd’hui pour éviter le pire demain », mais qu’il n’existait aucun « consensus » sur cette question en Europe pour « envoyer de manière officielle, assumée et endossée, des troupes au sol », ceci pour expliciter le fait que « rien ne doit être exclu pour poursuivre l’objectif qui est le nôtre : la Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre », assumant une « ambiguïté stratégique ».

Comme pour solenniser cette déclaration, mardi 27 février 2024, l’Etat-Major des Armées annonçait que des Mirages 2000 français avaient décollé pour aller à la rencontre d’un Il-20 russe de reconnaissance au large des côtes estoniennes, dans leur mission de réassurance du ciel estonien.  

2. Aussitôt contestée par la plupart des chefs d’Etats européens et par le Président des Etats-Unis, la Déclaration du Président de la République a déclenché, à l’Assemblée ou sur des réseaux sociaux, un ensemble de déclarations soit de soutien, certaines « va-t’en guerre », d’autres, plus nombreuses, appelant à un « accord de paix immédiat » face à la « folie » de la guerre et qui, globalement, constituent autant de reductio ad hitlerum, renvoyant, globalement, à l’article fameux publié le 4 mai 1939 par Marcel Déat dans son journal, l’œuvre.

Marcel Déat, ancien député SFIO, était devenu de plus en plus favorables à des thèses autoritaires, fut exclu en 1933 du parti. Normalien, agrégé de philosophie, bref ministre de l’Air en 1936 (dans le gouvernement de Sarrault), il était, en 1939 député sous l’étiquette de l’Union Socialiste Républicaine, et devint un soutien actif du régime de Vichy et de l’occupant Nazi.

Son article, « Faut-il mourir pour Dantzig », était un éditorial assurant un soutien limité à la Pologne d’alors, notamment à l’aulne des vues de l’Allemagne Nazie sur le « Corridor de Dantzig » et la ville Libre de Dantzig, créés en 1919 pour séparer la Prusse orientale allemande du reste de l’Allemagne. Déat écrivait que « Les Nazis étaient depuis longtemps les maîtres de la ville où le malheureux représentant de la SDN ne jouait plus qu’un rôle fantomatique. Dans ces conditions, [son] rattachement au Reich n’était plus qu’une formalité, assurément désagréable mais nullement catastrophique ». Les polonais étant naturellement inquiets de la situation, après l’affaire des Sudètes et la « conférence sur la Paix » de Munich de 1938 qui aboutissait à l’abandon de la Tchécoslovaquie, avec laquelle, comme la Pologne, la France et la Grande Bretagne avaient un accord de défense. L’abandon de l’un présageait l’abandon de l’autre. Pour Déat « un frémissement patriotique a parcouru ce peuple [polonais] émotif et sympathique au possible. Les voilà tout prêts à considérer Dantzig comme un ‘‘espace vital’’ (…) et refusent tout discussion avec l’Allemagne (…). Il ne s’agit pas du tout de fléchir devant les envies conquérantes de M. Hitler, mais je le dis tout net : flanquer la guerre en Europe à cause de Dantzig, c’est y aller un peu fort, et les paysans français n’ont aucune envie de ‘‘mourir pour les Poldèves’’ (…). Combattre aux côtés de nos amis polonais, pour la défense commune de nos territoires, de nos biens, de nos libertés, c’est une perspective que l’on peut courageusement envisager, si elle doit contribuer au maintien de la paix. Mais mourir pour Dantzig, non ! ».

On peut ajouter, sans lien pourtant, la déclaration de Churchill à la Chambre au retour de Chamberlain de la Conférence de Munich en 1938 : « vous aviez à choisir entre le déshonneur et la guerre, vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ».

L’histoire n’offre que des exemples à suivre ou à éviter mais le parallèle est tellement aisé qu’il ne pouvait être manqué.

3. Aujourd’hui, comme en 2022 et en 2014, la situation des pays européens, occidentaux de manière plus large, sont confrontés à une situation assez voisine. Comme alors, la guerre est lointaine, exotique, peu impliquante pour nos vies, même si la vitesse de circulation et de partage de l’information la rend étonnamment proche.

Voici, un Etat, l’Ukraine, en relation d’amitié avec l’Union européenne, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, par tout une série d’accords internationaux, sans qu’il soit membre de l’UE ou de l’OTAN, menacé puis attaqué par une puissance voisine, « Grand », déchu, de la guerre froide, ayant décidé de chercher à retrouver sa grandeur passée, en niant la plupart des règles internationales qui, jusqu’alors faisaient consensus, dans un réseau d’accords avec d’autres puissances aux objectifs voisins, la Chine, la Corée du Nord, l’Iran notamment.

Voilà des Etats, les soutiens de l’Ukraine, qui décident de fournir une aide financière et militaire à l’Ukraine attaquée, laquelle résiste de manière spectaculaire, sinon exemplaire, à l’attaque russe qui a aboutit à annexer presque un tiers du territoire ukrainien, territoire reconnu par la communauté internationale, la Crimée et le Donbass, et qui revendique assez clairement la destruction de l’Ukraine, mais également des pays baltes, de la Moldavie voire de la Pologne.

4. Les choix à réaliser sont, à l’Ouest, cornéliens, entre volonté de ne pas envenimer la situation et risque de prophéties auto-réalisatrices.

D’ailleurs le porte-parole du Kremlin n’a pas manqué de réagir et de considérer que l’hypothèse d’un conflit avec les pays de l’OTAN n’était plus du domaine de la « probabilité » mais de « l’inévitabilité ».

Le soutien à l’Ukraine doit-il consister à simplement fournir des armes à l’Ukraine, souvent avec retard d’ailleurs, au risque de sa défaite et de celle d’autres pays voisins ? Faut-il faire le pari que les chefs de la Russie n’attaqueront jamais, d’une manière ou d’une autre, les pays baltes ou la Pologne, membres de l’UE et de l’OTAN ? Quelle est la nature du seuil de la guerre à considérer : l’envahissement des territoires par des troupes, des attaques cyber, des campagnes massives de désinformation et de déstabilisation ?

5. Dès lors, quelle forme peut prendre la limite du soutien à l’Ukraine, ou aux autres territoires menacés : l’envoi de troupes occidentales, au sol, en l’air, sur mer, dans le cyberespace, etc., ou son rejet, donc ne pas mourir pour le Donbass, Vilnius ou Riga.

Rappelons par ailleurs que les Etats qui soutiennent l’Ukraine sont tous des Etats qui respectent l’Etat de droit, the « rule of law » et le droit international donc les règles du droit des conflits armés. C’est là une force pour ces démocraties, et en même temps une vulnérabilité, dans la mesure où ils s’interdisent des mesures que l’adversaire s’autorise sans complexe.

6. Il en résulte que, s’agissant de la France notamment, une « entrée en guerre », ne serait possible que dans les conditions du droit international et du droit interne. Les règles du droit international sont posées dans la Charte des Nations-Unies, l’article 2(4), qui proscrit toute utilisation de la force armée pour résoudre un litige international au profit de voies pacifiques, celles de l’article 33 « par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix », et l’article 51 de la même Charte qui envisage trois exceptions.

La première est le droit à la « légitime défense » : l’Ukraine a le droit de se défendre (d’où le narratif russe considérant que c’est l’inverse qui s’est produit, l’Ukraine « attaquant » des populations prorusses en Ukraine, la Russie exerçant sa « responsabilité de protéger » pour assurer le « défense, alors légitime »). La France aurait donc également le droit de défendre face à une attaque : des attaques existent, multiples, mais considérées comme « en dessous du seuil de la guerre », seuil assurément subjectif.

La deuxième exception est l’accord de l’Etat attaqué ; il est clairement d’accord voire demandeur, et c’est accord serait quasiment automatique si l’Ukraine était membre de l’UE ou de l’OTAN (d’où le frémissement européen à l’annonce de Donald Trump d’un rejet de la mise en œuvre de l’article 5 de l’OTAN en cas d’attaque d’un Etat ne respectant pas l’objectif de fournir 2% de son PIB à sa propre défense, c’est-à-dire, en filigrane, d’acheter des armes américaines pour être bien certain que le calcul soit exact).

La troisième est l’autorisation du Conseil de Sécurité, sous la forme de l’envoi d’une force de peacekeepers du Chapitre VIII de la Charte, ou de peacemakers du Chapitre VII, de plus en plus mis en place, impossible à obtenir par hypothèse.

Au regard des règles internes, c’est-à-dire en pratique dans les deux premières hypothèses internationales, la décision est prise par le Président de la République en Conseil de Défense, le Parlement en état informé dans les trois jours, ouvrant éventuellement un débat sans vote. Au-delà de quatre mois d’engagement, l’autorisation du Parlement pour poursuivre l’opération est nécessaire.

Par ailleurs, une telle opération suppose, outre le respect des règles du jus ad bellum de la Charte (la France deviendrait Partie à un conflit armé international, donc serait en guerre contre la Russie, et réciproquement, celle-ci pouvant engager des actions de guerre contre la France, déclenchant les règles d’assistance réciproque de l’UE et de l’OTAN), celles des règles du jus in bello, c’est-à-dire du droit des conflits armés face à une armée, russe, qui ne les respecte guère.

7. Au-delà des règles applicables qui par hypothèse, se seront vérifiées et sanctionnées qu’après un conflit et encore très éventuellement devant telle juridiction internationale (la Cour Pénale Internationale, le déclenchement d’un conflit armé de manière illégale est un crime de guerre, tout comme le non-respect du droit des conflits armés) ou nationale, c’est donc bien la perspective d’une guerre sous la forme d’un « Engagement majeur » (plus que de haute intensité : tout engagement pour le soldat est de haute intensité), et donc, la question des moyens utilisés, le contrat opérationnel de l’Armée française (assumer d’être nation-cadre dans tous les milieux, organiser un Etat-Major de corps d’armée avec une division française, ce qui est peu, et une division autre), « l’économie de guerre », la perspective nucléaire ou des ripostes graduées, etc.

Mais bien plus, les « déclarations » des chefs d’Etat ne sont pas la guerre. Elles reflètent les valeurs assumées par ces Etats, et donc les conflits de valeurs sous-jacentes : la question posée par le Président de la République a au moins le mérite de mettre les pieds dans le plat : le sujet n’est pas de savoir si l’ordre de mission d’envoi des armées françaises en Ukraine est décidé, mais de permettre à chacun, responsables politiques, militaires et citoyens, de mesurer, dans un contexte international tendu, jusqu’à quelle limite la consistance de ces valeurs sera assumée et donc au final, de savoir quelles sont exactement ces valeurs.

Le meilleur moyen de ne pas mourir pour le Donbass consiste peut-être, précisément, à dire que l’on est prêt à mourir pour le Donbass.

DM

Laisser un commentaire