FocusMirage(s) 2024/2 Les armes juridiques de guerre (II) : l’ « autodéclaration » de conflit armé interne et ses conséquences (y compris en matière d’arbitrage)

La situation en Équateur est inédite : des prises d’otages de personnels pénitentiaires et policiers par centaines, une attaque en direct d’une chaîne de télévision, des exécutions sommaires, des attaques à la voiture explosive, des raids dans des universités, des centres commerciaux, dans les rues, par des membres de gangs, qui seraient au nombre de 22 et intégrant plusieurs dizaines de milliers de gangsters à la suite de l’évasion de leur chef, ont entrainés des combats ouverts, des kidnappings et des assassinats aveugles de civils, entraînant une situation de chaos général en Équateur.

En réponse, le Président de la république équatorienne a adopté un Décret dont l’un déclare le pays en situation de conflit armé interne.

Cette déclaration se présente ainsi, par décret présidentiel No 110 du 8 janvier 2024 sur les moyens pour aborder la violence et la criminalité et le décret présidentiel No 111 du 9 janvier 2024 déclarant une situation de conflit armé interne longuement motivés. Le premier emporte des restrictions de liberté de mouvement, en une forme de couvre-feux, un état d’urgence pour 60 jours, ma mobilisation des forces de police et de l’Armée et des autorisations de fouille pour trouver des armes et des explosifs. Le second est plus fondamental et plus surprenant. Il décret modifie le précédent en autorisant des opérations militaires sur le territoire national pour neutraliser les 22 organisations mafieuses, considérées comme terroristes, et les « acteurs non étatiques belligérants ». Il « déclare » ou « reconnaît » une situation de conflit armé « interne » (en droit des conflits armés, la désignation serait de conflit armé non international – CANI) et, donc « l’activation » du droit international humanitaire pour protéger les personnes « qui ne sont pas impliqués dans le conflit » formule qui fait référence à l’article 3 commun des conventions de Genève de 1949, et donc la protection des « civils », et « l’activation de la section 4 du Código Orgánico Integral Penal COIP, qui régit les crimes contre les personnes et les biens protégés par le droit international humanitaire ».

Ce qui surprend dans cette méthode, c’est le caractère unilatéral de la déclaration de CANI ; en général en effet, c’est une reconnaissance tierce, par une organisation internationale, une juridiction ou une interprétation de la situation par tel intervenant, par exemple l’État concerné, qui établit ce caractère interne ou international du conflit (d’ailleurs l’Argentine a proposé le soutien de ses forces armées, ce pourraient transformer le conflit en conflit armés international – CAI – ce qui ne change d’ailleurs rien du point de vue des règles du droit de la guerre). En général également, une situation de guerre se constate, par une attaque ou une réponse à une attaque préalable, ou dans une situation de « guerre » interne, souvent par l’établissement de l’État d’urgence ou de la loi martiale et où, ensuite, peut être discutée la légitimité du déclenchement de l’action armée et de sa conduite du point de vue de l’application – rétrospective – des règles du droit de la guerre.

En agissant ainsi par une autodéclaration de CANI, l’Équateur prévient l’hypothèse d’une contestation de son droit à agir, ce qui est assez habile, et s’impose l’application des règles du droit des conflits armés dans sa réponse armée aux mouvements violents quelle cherche à réprimer. La différence entre les règles du droit de la guerre et celle d’un droit commun sont très substantielles, mais, grossièrement, le droit de la guerre distingue les membres de forces armées, identifiés selon des critères propres, et les populations civiles, « ne participant pas activement aux hostilités ». Les civils doivent être protégés, en ce sens que les principes de précautions et de discrimination s’appliquent à leur encontre, sans perdre de vue qu’un objectif militaire est prioritaire sur la protection des populations, ils ne peuvent être détenus arbitrairement sauf pour des motifs criminels, etc., tandis que les combattants peuvent être tués ou blessés, être retenus, comme prisonnier de guerre, sans aucune autre justification, mais ne peuvent être maltraités et à fortiori tués (toujours sauf exception criminelle), etc.

Par conséquent, pour l’Etat, une telle déclaration, par Décret, est une mesure radicale. En France par exemple, des associations, partis politiques ou ONG chercheraient certainement à engager des actions pour obtenir l’annulation d’un tel décret devant les juridictions compétences, par hypothèse très difficile du fait de l’Etat d’urgence justifiant cette autodéclaration de CANI.

L’Etat équatorien dispose désormais des moyens militaires contre les « forces armées » adverses, elles-mêmes déclarées comme telles par décret, qui lui permet de mener des opérations de destruction, dans les conditions des règles du droit de la guerre, et donc le fait de tuer et/ou détenir l’ensemble de « l’ennemi », ce qui est une manière de bilatéraliser la violence utilisée par cet « ennemi », paradoxalement considéré de manière optimisée comme un « combattant » et non comme un vulgaire bandit, avec une capacité d’action qui dépasse, et de loin, les moyens policiers ordinaires, notamment si des civils sont blessés ou tués lors de l’opération, ce qui ne pourrait, hypothétiquement, être examiné, très éventuellement, par un juge à identifier d’ailleurs, que très en aval de ces opérations. Que, donc, l’opération du type « solution Bukele », du nom du président salvadorien qui avait entamé cette expérience de réponse musclée contre les gangs, soit ou non un succès, sur les plans militaires, policiers, sociaux, politiques, économiques, etc., on peut penser que cette « expérience » sera minutieusement examinée, peut-être par une autorité judiciaire, locale, étrangère ou internationale, en tout cas par tout une série d’études, dont l’enjeu serait la réalité de l’appréciation de la nature de ce « conflit » unilatéralement reconnu comme CANI, et donc la validité ou la légitimité du Décret de 2024, et ses éventuelles conséquences civiles : quid de l’exécution des contrats internationaux en cours, des investissements étrangers, de la situation de civils étrangers, etc. ? A bien des égards, la « sanction » d’un tel décret pourrait moins découler d’une hypothétique juridiction étatique ou internationale, que de solutions, rapides, conférées par des sentences arbitrales internationales devant examiner l’adéquation du décret à la réalité de la situation pour apprécier des questions aussi sensibles, en droit privé, que l’effet d’un changement de circonstances sur un contrat, ou l’existence d’un cas de force majeure, d’exceptions d’inexécution, de rupture de contrat, d’exécution par autrui, de mise en œuvre de garanties financières diverses, etc.

On peut en tirer au moins deux leçons. La première est que cet exemple d’utilisation du droit international des conflits armés pour régler, juridiquement c’est-à-dire avec une forte virtualité, des troubles internes, aussi majeurs soient-ils, est un précédent qui pourrait être répété dans toutes sortes de situations qui se situent en dessous du seuil de la guerre civile « traditionnelle » (si l’on ose dire) : mainmise de gangs, émeutes, contestations fortes, rebellions accompagnées de violences armées.

La seconde est que se manifeste là la virtualité ou à tout le moins la très faible effectivité des règles du droit international humanitaire. Il ne fait pas de doute que ces règles existent, sont cohérentes, connues, enseignées, étudiées, mais il ne fait non plus de doute que leur application effective est aléatoire. L’application de ces règles, de manière effective c’est-à-dire obligatoire et accompagnée de sanctions appliquées, est infiniment plus rare que leur non-application. Par ailleurs cette application est par nature tardive : sauf hypothèse dans laquelle l’une des parties, au moins, au conflit décide de respecter à la lettre ces règles, il n’empêche que la réciprocité ne s’impose pas et que des « bavures », erreurs d’appréciation ou défaillances techniques de systèmes d’armes, du renseignement ou de chaînes de commandement, sont inéluctables, de telle manière que, durant un conflit, cette application n’est que virtuelle.

Enfin, cette application est souvent décalée, relayée par la solution de litiges privés par des arbitrages internationaux, sans nécessaire concordance substantielle d’ailleurs.

DM

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