RetroMirage(s) 2023/5 Les suites internes (grecques) de l’affaire Achmea

L’affaire Achméa a été, dans le domaine de l’arbitrage d’investissements intraeuropéen un coup de tonnerre (CJUE, 6 mars 2018, aff. C-284/16, Slovaquie c. Achmea) et ce pour deux raisons majeures.

La première, générale et politique, est la démonstration de la volonté hégémonique de la CJUE de contrôler absolument tout litige qui se déroule au sein de l’UE, par une forme de soupçon général à l’endroit de tout ce qui n’est, précisément, pas la CJUE, juges ou arbitres notamment, dans une ignorance à peu près complète ou, à défaut, une forme cynisme assumé à l’endroit de l’institution arbitrale.

La seconde est technique est rend compte des conséquences majeures de l’affaire Achméa qui au final, rencontre la première.

Dans cette affaire la CJUE avait considéré que le mécanisme d’arbitrage intégré aux traités bilatéraux d’investissements (TBI) intra-européens était contraire au principe d’autonomie du droit de l’Union européenne, en ce qu’il ne respecte pas la compétence exclusive accordée aux juridictions européennes pour trancher ou interpréter le droit de l’Union européenne sur le fondement des articles 267 et 344 du TFUE : les règles européennes accorderaient donc, selon la CJUE, un monopole juridictionnel absolu aux juges européens pour trancher les questions liées aux investissements entre Etats Membres, sans que l’hypothèse d’un mode alternatif de résolution des litiges soit possible. La question il est vrai n’était sans sans intérêt : le nombre d’affaires impliquant des États membres, face à des investisseurs européens, hollandais, allemands, luxembourgeois ou anglais principalement, avait augmenté de manière exponentielle du fait de l’abandon de d’aides d’État accordées à des entreprises de production d’énergie renouvelable en Espagne, en Italie et en République tchèque. On comptait ainsi, d’après la CNUCED, 189 affaires de ce type en 2019. Or, ce type de litige entre un investisseur et un Etat hôte, sur la base d’un TBI ou du Traité sur la Charte de l’Energie (près de la moitié des cas dont des cas mêlant les deux types d’outils internationaux) suppose la mise en place d’un arbitrage international selon des modalités diverses, sentences susceptibles d’être contrôlées par le CIRDI ou par le juge du siège de l’arbitrage ou par celui de l’exécution de la sentence, échappant donc a priori au juge européen.

Dans l’affaire Achméa, il s’agissait de la mise en œuvre d’un TBI conclu entre les Pays-Bas et la République de Tchécoslovaquie, à laquelle la Slovaquie avait succédé, qui avait donné lieu à une sentence CNUDCI condamnant la Slovaquie à payer 22 millions d’euros. La Slovaquie avait demandé l’annulation de la sentence devant le juge allemand, siège de l’arbitage, et le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) avait posé une question préjudicielle à la CJUE. En substance, un tribunal arbitral arbitral n’étant pas une « juridiction de l’Union », il n’est pas en mesure de poser une telle question préjudicielle et ne peut donc assurer les objectifs du droit de l’Union, lequel peut donc, seul, appliquer les règles de l’Union en la matière qui devraient donc se substituer aux TBI, lesquels feraient alors doublon avec les règles de l’UE :

« 56. Par conséquent, compte tenu de l’ensemble des caractéristiques du tribunal arbitral visées à l’article 8 du TBI et rappelées aux points 39 à 55 du présent arrêt, il y a lieu de considérer que, par la conclusion du TBI, les États membres parties à celui-ci ont instauré un mécanisme de résolution de litiges opposant un investisseur à un État membre susceptible d’exclure que ces litiges, alors même qu’ils pourraient concerner l’interprétation ou l’application du droit de l’Union, soient tranchés d’une manière garantissant la pleine efficacité de ce droit.

57. Certes, selon une jurisprudence constante de la Cour, un accord international, prévoyant la création d’une juridiction chargée de l’interprétation de ses dispositions et dont les décisions lient les institutions, y compris la Cour, n’est, en principe, pas incompatible avec le droit de l’Union. En effet, la compétence de l’Union en matière de relations internationales et sa capacité à conclure des accords internationaux comportent nécessairement la faculté de se soumettre aux décisions d’une juridiction créée ou désignée en vertu de tels accords, pour ce qui concerne l’interprétation et l’application de leurs dispositions, pourvu que l’autonomie de l’Union et de son ordre juridique soit respectée [voir, en ce sens, avis 1/91 (Accord EEE – I), du 14 décembre 1991, EU:C:1991:490, points 40 et 70 ; 1/09 (Accord sur la création d’un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets), du 8 mars 2011, EU:C:2011:123, points 74 et 76, ainsi que 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, points 182 et 183].

58. Cependant, en l’occurrence, outre le fait que les litiges relevant de la compétence du tribunal arbitral visé à l’article 8 du TBI sont susceptibles d’être relatifs à l’interprétation tant de cet accord que du droit de l’Union, la possibilité de soumettre ces litiges à un organisme qui ne constitue pas un élément du système juridictionnel de l’Union est prévue par un accord qui a été conclu non pas par l’Union, mais par des États membres. Or, ledit article 8 est de nature à remettre en cause, outre le principe de confiance mutuelle entre les États membres, la préservation du caractère propre du droit institué par les traités, assurée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE, et n’est dès lors pas compatible avec le principe de coopération loyale rappelé au point 34 du présent arrêt.

59. Dans ces conditions, l’article 8 du TBI porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union.

60. Par conséquent, il convient de répondre aux première et deuxième questions que les articles 267 et 344 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une disposition contenue dans un accord international conclu entre les États membres, telle que l’article 8 du TBI, aux termes de laquelle un investisseur de l’un de ces États membres peut, en cas de litige concernant des investissements dans l’autre État membre, introduire une procédure contre ce dernier État membre devant un tribunal arbitral, dont cet État membre s’est obligé à accepter la compétence« .

La CJUE précisait dans l’arrêt PT Holding (CJUE 26 oct. 2021, République de Pologne c/ PL Holdings SARL, aff. C-109/20) que les Etats membres devaient dénoncer la validité des conventions d’arbitrage devant les tribunaux arbitraux saisis :

« 54. Ainsi, toute tentative d’un État membre de remédier à la nullité d’une clause d’arbitrage au moyen d’un contrat avec un investisseur d’un autre État membre irait à l’encontre de l’obligation du premier État membre de contester la validité de la clause d’arbitrage et serait ainsi susceptible d’entacher d’illégalité la cause même de ce contrat dès lors qu’elle serait contraire aux dispositions et principes fondamentaux régissant l’ordre juridique de l’Union et mentionnés au point 46 du présent arrêt« .

Le succès est mitigé cependant devant ces derniers (cf. Sentence 21 janv. 2020, aff. CIRDI no ARB/15/44, Watkins c. Espagne), ce qui emporte, comme effet pervers, une dispersion hors de l’UE des procédures d’exécution de ces sentences. En 2019 puis 2020 les Etats membres ont tiré les conséquences de l’arrêt Achméa en concluant, le 5 mai 2020, pour 23 sur27 d’entre eux, un accord portant extinction des TBI qu’ils avaient conclus réciproquement comprenant l’extinction des clauses de survie (CJUE 2 sept. 2021, aff. C-741/19, Komstroy) :

« 59. Toutefois, une procédure d’arbitrage, telle que celle visée à l’article 26 du TCE, se distingue d’une procédure d’arbitrage commercial. En effet, alors que la seconde trouve son origine dans l’autonomie de la volonté des parties concernées, la première résulte d’un traité, par lequel, conformément à l’article 26, paragraphe 3, sous a), du TCE, des États membres consentent à soustraire à la compétence de leurs propres juridictions et, partant, au système de voies de recours juridictionnel que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE leur impose d’établir dans les domaines couverts par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C‑64/16, EU:C:2018:117, point 34), des litiges pouvant porter sur l’application ou l’interprétation de ce droit. Dans ces conditions, les considérations énoncées au point précédent, relatives à l’arbitrage commercial, ne sont pas transposables à une procédure d’arbitrage, telle que celle visée à l’article 26, paragraphe 2, sous c), du TCE (voir, en ce sens, arrêt 6 mars 2018, Achmea, C‑284/16, EU:C:2018:158, point 55).

60      Compte tenu de l’ensemble des caractéristiques du tribunal arbitral rappelées aux points 48 à 59 du présent arrêt, il y a lieu de considérer que, si les dispositions de l’article 26 du TCE permettant de confier à un tel tribunal la résolution d’un différend pouvaient s’appliquer à un différend opposant un investisseur d’un État membre à un autre État membre, cela impliquerait que, par la conclusion du TCE, l’Union et les États membres parties à celui-ci auraient instauré un mécanisme de résolution d’un tel différend susceptible d’exclure que celui-ci, alors même que ce différend concerne l’interprétation ou l’application du droit de l’Union, fût tranché d’une manière garantissant la pleine efficacité de ce droit (voir, par analogie, arrêt du 6 mars 2018, Achmea, C‑284/16, EU:C:2018:158, point 56).

61. Certes, selon une jurisprudence constante de la Cour, un accord international, prévoyant la création d’une juridiction chargée de l’interprétation de ses dispositions et dont les décisions lient les institutions de l’Union, y compris la Cour de justice de l’Union européenne, n’est, en principe, pas incompatible avec le droit de l’Union. En effet, la compétence de l’Union en matière de relations internationales et sa capacité à conclure des accords internationaux comportent nécessairement la faculté de se soumettre aux décisions d’une juridiction créée ou désignée en vertu de tels accords, pour ce qui concerne l’interprétation et l’application de leurs dispositions, pourvu que l’autonomie de l’Union et de son ordre juridique soit respectée (arrêt du 6 mars 2018, Achmea, C‑284/16, EU:C:2018:158, point 57 et jurisprudence citée).

62. Cependant, l’exercice de la compétence de l’Union en matière internationale ne saurait s’étendre jusqu’à permettre de prévoir, dans un accord international, une disposition selon laquelle un litige entre un investisseur d’un État membre et un autre État membre portant sur le droit de l’Union puisse être soustrait au système juridictionnel de l’Union, d’une manière ne garantissant pas la pleine efficacité de ce droit.

(…) 65. Il s’ensuit que, si le TCE peut imposer aux États membres de respecter les mécanismes arbitraux qu’il prévoit dans leurs relations avec les investisseurs d’États tiers qui sont également parties contractantes de ce traité au sujet d’investissements réalisés par ces derniers dans ces États membres, la préservation de l’autonomie et du caractère propre du droit de l’Union s’oppose à ce que le TCE puisse imposer les mêmes obligations aux États membres entre eux.

66. Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de conclure que l’article 26, paragraphe 2, sous c), du TCE doit être interprété en ce sens qu’il n’est pas applicable aux différends opposant un État membre à un investisseur d’un autre État membre au sujet d’un investissement réalisé par ce dernier dans le premier État membre« .

La réaction, au niveau des Etats membres, consiste à annuler les sentences rendues sur le fondement d’un tel TBI ou bien à sursoir à statuer en attendant une réponse par la CJUE, ce d’autant que la mise en œuvre de l’accord de 2020 n’est pas simple : entré en vigueur le 29 août 2020 il distingue trois situations 1) celle des litiges futurs, interdits, 2 celle des litiges passés, validés s’il ont été exécutés avant la date de l’arrêt Achméa soit le 6 mars 2018, et 3) celle des procédures en cours où les investisseurs disposaient de six mois pour entamer un « dialogue structuré » avec l’État hôte ou soumettre le litige au juge étatique compétent (où on va redécouvrir les joies des conflits de compétence).

Cette négation de l’institution arbitrale comme juridiction « légitime » est susceptible d’emporter des conséquences imprévisibles, d’abord parce qu’elles n’ont rien d’illégitimes à la fois d’un point de vue international et de procédure civile interne, et ensuite des risque d’excès de zèle.

Par exemple, la saga Micula (Un TBI entre la Suède et la Roumanie, l’arrêt d’exonérations fiscales accordées à des investisseurs suédois du fait de l’entrée dans l’UE de la Roumanie en 2005, une sentence condamnant la Roumanie en 2014 compensées par de nouvelles exonérations traitées par la Commission comme des Aides d’Etat en 2015, décision annulée par le TUE en 2019, un pourvoi étant en cours) ou l’affaire Antin (Sentence rendue le 15 juin 2018 entre un investisseur luxembourgeois et l’Espagne dans le domaine des énergies renouvelables, la Commission ayant ouvert une enquête en 2021 sur le fondement des aides d’Etat) montrent d’une part la difficulté à traiter des situations anciennes et la forme de suspicion générale entretenue à l’endroit des procédures arbitrales d’investissements.

Les excès de zèle sont également possibles comme la Cour suprême Administrative grecques vient d’en faire la démonstration dans l’affaire concernant le contrat de concession pour la construction et la maintenance de l’aéroport international d’Athènes a considéré que la convention d’arbitrage, dans l’affaire n° 246/2022, était contraire aux articles 267 et 344 du TFUE, appliquant donc, bien au-delà des exigences de l’arrêt Achméa, les solutions de ce derniers à un contrat entre parties privées.

Les points 54 et 55 de l’arrêt Achméa, en effet, indiquent que :

 » 54. Certes, en ce qui concerne l’arbitrage commercial, la Cour a jugé que les exigences tenant à l’efficacité de la procédure arbitrale justifient que le contrôle des sentences arbitrales exercé par les juridictions des États membres revête un caractère limité, pourvu que les dispositions fondamentales du droit de l’Union puissent être examinées dans le cadre de ce contrôle et, le cas échéant, faire l’objet d’un renvoi préjudiciel devant la Cour (voir, en ce sens, arrêts du 1er juin 1999, Eco Swiss, C‑126/97, EU:C:1999:269, points 35, 36 et 40, ainsi que du 26 octobre 2006, Mostaza Claro, C‑168/05, EU:C:2006:675, points 34 à 39).

55. Toutefois, une procédure d’arbitrage, telle que celle visée à l’article 8 du TBI, se distingue d’une procédure d’arbitrage commercial. En effet, alors que la seconde trouve son origine dans l’autonomie de la volonté des parties en cause, la première résulte d’un traité, par lequel des États membres consentent à soustraire à la compétence de leurs propres juridictions et, partant, au système de voies de recours juridictionnel que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE leur impose d’établir dans les domaines couverts par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C‑64/16, EU:C:2018:117, point 34), des litiges pouvant porter sur l’application ou l’interprétation de ce droit. Dans ces conditions, les considérations énoncées au point précédent, relatives à l’arbitrage commercial, ne sont pas transposables à une procédure d’arbitrage, telle que celle visée à l’article 8 du TBI. »

On voit donc, même si on peine à comprendre la logique de la solution, encore toute récente (v. ici un commentaire par le cabinet Zepos & Yannopoulos), que le mythe du juge suprême, comme dérivé du mythe du législateur suprême, que nourrit la CJUE, sans autre élément de légitimité que sa propre autorité, entretient, par un conflit désormais ouvert avec l’institution arbitrale qui échappe son contrôle, emporte une difficulté majeure.

La méfiance s’exprime par exemple dans le point 58 de l’arrêt Achméa : « l’article 8 est de nature à remettre en cause, outre le principe de confiance mutuelle entre les États membres, la préservation du caractère propre du droit institué par les traités, assurée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE, et n’est dès lors pas compatible avec le principe de coopération loyale« .

En premier, les juridictions européennes ne sont pas compétentes au fond pour traiter ces questions, ce sont les juges nationaux selon les procédures nationales, lesquelles comportent des règles en matière d’arbitrage international qui, elles-mêmes, respectent la Convention de New York de 1958 par exemple.

En second, les sentences arbitrales sont en toute hypothèses soumises à un juge, celui du contrôle ou de l’exequatur qui, s’il est un juge d’un Etat-membre doit appliquer les règles de l’Union si par aventure le tribunal arbitral les avait méconnues, à la manière où, dans l’affaire Ecoswiss en 1999 la leçon avait crû pouvoir être faite en matière d’application des règles du droit de la concurrence par un tribunal arbitral.

Laisser un commentaire