Les armes juridiques de guerre (I), introduction
L’ouvrage « Le droit, nouvelle arme de guerre économique », apparaissait en 2019 sous la plume de A Laïdi, essentiellement autour des questions posées en termes d’application extraterritoriales des règles de corruptions ou de sanctions économiques secondaires américaines. Le propos s’inscrivait dans un contexte de colère, ou de frustration, largement partagé dans les médias ou dans des rapports parlementaires et quelques adaptations des règles françaises, dont la loi Sapin 2 en 2016.
Le propos s’inscrivait également dans le contexte plus général, et plus militaire dans son étude et son inspiration, du lawfare, contraction des mots anglais « law » et « warfare », la guerre par le droit en quelque sorte. Le propos est plus militaire par ses origines, largement initiées par un officier américain, Charles Dunlap, qui concevait l’usage de règles de droit ou de procédures visant à contrer des actions adverses ou à initier des actions agressives, ou simplement proposer des interprétations ou des réinterprétations de règles du droit international, dans un contexte de contestation multiple, précisément, de ces règles, dont les évènement en Ukraine, notamment depuis l’invasion de la Crimée en 2014, ont été sinon les catalyseurs, du moins, la révélation publique et massive. Nous le verrons, cette approche première du Lawfare était considérée à la fois de manière dubitative, sinon critique, en termes de légitimité, et en terme de surprise de voir, notamment du côté américain, que des interprétations ou des réinterprétations des règles du droit international puisse se retourner contre les projets américains. La question qui reste posée est celle de savoir d’une part si la logique du lawfare recouvre une réalité juridique dans le paysage normatif international, d’autre part si sa conception a changé depuis l’apparition du terme sinon du concept et, enfin, si une autre conception émerge.
Les armes juridiques de guerre supposent en premier de délimiter les contours de la guerre en tant qu’elle permet de développement, utile, de règles juridiques dans un contexte de guerre, qui peut être un conflit armé, ou un conflit non-armé et non-militaire, ce que nous désignons comme le « droit de la guerre atypique ». C’est dans ce contexte que le lawfare se développe, essentiellement d’un point de vue militaire, ou diplomatique, c’est-à-dire de développement de règles du droit international public, tout en mettant en avant, assez systématiquement, le cas de l’application extraterritoriale de règles domestiques, pénales principalement, qui relève plutôt de cas privés. C’est la raison principale du propos sur le droit de la guerre atypique, proposant une conception élargie de ces règles, donc de ses outils, aux cas de guerre dite économique ou informationnelle.
Inversement, l’observation technique des armes juridiques de guerre permet de mobiliser l’ensemble de ces outils, peu important qu’ils relèvent du droit international public ou privé, ou de règles internes.
Le « droit », en effet, n’est pas une arme ; juridiquement, cette formule n’a aucun sens, ni dans cette forme de chosification du droit, ni dans l’idée que le droit pourrait être « utilisé » comme « arme de guerre ». Le droit ne « s’utilise » pas, des règles de droit de sources variées peuvent être interprétées, au risque de l’interprétation finale par une autorité judiciaire. Cela étant, ces autorités judiciaires susceptibles de produire ce type d’interprétation sont cependant très rares et sont sollicitées de manière plus rares encore et, surtout, le processus décisionnel est extrêmement long, technique, et globalement incompréhensible pour le grand public. Par conséquent, l’expression « l’utilisation du droit comme arme de guerre », dans son sens commun et non juridique, prend du sens dans le temps médiatique : tel acteur propose une interprétation, laquelle correspond, ou non, au sens retenu localement, et celle-ci demeure, tant que la production judiciaire du sens authentique n’est pas réalisée. De ce point de vue, « l’utilisation du droit comme arme de guerre » est aussi un élément de guerre informationnelle, et de lawfare au sens traditionnel du terme.
Autre est la question de savoir si des outils juridiques peuvent être utilisés comme « armes juridiques de guerre », propos que l’on peut alors développer pour tenter, en épisodes successifs, sans doute un peu rapides, de développer, à travers ce nouvel intitulé FocusMirage(s). L’idée générale est ici d’esquisser une recension de ce que nous désignons comme des armes juridiques de guerre, quelle que soit la guerre en question, dont certains ont déjà été abordés et étudiés par ailleurs, dans l’idée d’une présentation de l’outil juridique dans un contexte de multiconflictualité.
Le droit de la guerre – ou droit des conflits armés ou droit international humanitaire –, en effet, vise à proposer deux grands ensembles de règles. Le premier est le jus ad bellum, le droit d’entrer en guerre, qui serait d’ailleurs plutôt un jus contra bellum, la guerre étant par hypothèse interdite depuis au moins 1919, sinon depuis 1907, pour régler des différends entre États. Seules des exceptions, autour des concepts de légitime défense, d’alliance ou de coopération militaire, sur le fondement des règles de la Charte des Nations unies, notamment ses articles 2(4) et 51, ou encore via le développement de forces des Nations-Unies par le Conseil de sécurité, aux arties VII et VIII de la Charte. Le second concerne les règles du jus in bello, les règles relatives à la validité de l’attitude des combattants durant la conduite d’un conflit armé, à l’endroit de leurs adversaires, mais aussi, et surtout, des populations civiles, des biens culturels, de l’environnement, etc. Les quatre Conventions de Genève de 1949 fondent ce que l’on appelle le droit international humanitaire (DIH ou IHL en anglais) introduisent également une distinction entre les conflits armés internationaux (CAI) qui seuls étaient saisis antérieurement, et non internationaux (CANI), dans l’article 3 commun des Conventions de Genève, puis par le Protocole II de 1977 puis le Guide interprétatif « sur la notion de participation directe aux hostilités » de 2020. Le droit de la guerre proprement dit est fondé sur les Conventions de La Haye et notamment celle de 1907, désignées comme le « Droit de La Haye » et concerne plus particulièrement, outre le règlement des différends entre États comme alternative à la guerre, notamment par voie d’arbitrage sous l’égide de la Cour permanente d’arbitrage créée à cette occasion, la protection des combattants, par l’interdiction de certaines armes ou de certaines actions, la définition d’un combattant, le sort des prisonniers, la question des « espions », etc. Un « droit mixte » rassemblant ces deux ensembles est constitué des deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1949, adoptés à Genève le 8 juin 1977.
Ces deux ensembles coexistent mais sont distincts mais étanches : les règles du jus in bello ne dépendent en rien de la « validité » de son déclenchement, c’est-à-dire du respect des règles du jus ad bellum : une guerre « illégale » donc, suppose le respect des règles du jus in bello et, inversement, une guerre « légale » suppose le respect des règles de la conduite de cette guerre. En outre, le respect des règles du jus in bello n’est pas dépendant d’une application réciproque par les parties en conflit.
Ces règles reposent sur des coutumes internationales, nées principalement aux XVIIe et XVIIIe siècles. Son développement formel date de l’après-bataille de Solférino, à laquelle assiste Henry Dunant, alors futur fondateur de la Croix-Rouge et inspirateur de la première Convention de Genève de 1864 pour l’amélioration du sort des militaires blessés en campagne, mais aussi durant la Guerre de Sécession américaine, pendant laquelle un Code, le « Lieber Code » avait été promulgué par le Président Lincoln en 1863. Le développement d’un droit de la guerre par voie de conventions internationales s’est ensuite développé avec la Convention de Genève de 1906 et les Conventions de La Haye de 1899 et 1907, puis le Traité de Versailles en 1919, et un nombre assez impressionnant de conventions imposant l’arbitrage comme mode ordinaire de régulation des litiges entre Etats.
Une première arme juridique de la guerre consiste donc en la maîtrise juridique de ces règles, auxquelles s’ajoutent celles du droit international pénal, des règles internes à chaque pays prévoyant des cas de crimes liés à un contexte de guerre y compris international, comme dans le cas français de la sanction des crimes de guerre et contre l’humanité, ou des règles internationales dont, principalement, celles du Statut de Rome créant la Cour Pénale Internationale, à La Haye (CPI ou ICC en anglais). Le conflit en Ukraine ou à Gaza montre d’ailleurs que cet outil juridique est largement utilisé, par toutes les parties aux conflits, voire par des tiers, dont des ONG. La plainte, qui vaut médiatiquement accusation, de commission de crimes de guerre est ainsi l’une des principales armes juridiques de guerre.
Une deuxième arme juridique de guerre consiste, comme précédemment évoqué, en l’utilisation des ressources juridiques du droit des conflits armés et du droit international de manière plus large. En 2023, par exemple, on compte principalement : la poursuite du conflit en Ukraine, avec toute la complexité juridique de celui-ci ; la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie et la « prise » d’un certain nombre de territoires dont ceux du Haut-Karabagh, arméniens depuis près de 1500 ans et revendiqués par le premier, dans un conflit qui remonte à l’avant-première guerre mondiale et au Traité de Sèvres constatant la fin de l’Empire Ottoman ; la crise du Sahel, le retrait français du Mali, du Niger, le coup d’Etat au Burkina Faso, où pèse la main de la Russie via la SMP Wagner, ou ce qu’il en reste ; le développement sans fin de la guerre au Soudan ; les menaces de guerre à partir du Somaliland ; enfin l’intervention en Israël de forces du Hamas et du Jihad Islamique le 7 octobre provoquant des massacres de masse inédits et le rapt de centaines de civils et militaires, et sa réponse l’intervention israélienne à Gaza, mais également contre le Hezbollah à la frontière avec le Liban, l’intervention des Houthis dans le golfe d’Aden, la main de l’Iran, et les réponses des forces navales occidentales. Dans tous ces cas, les règles du droit des conflits armés sont mobilisées au soutien des prétention des uns et des autres. S’ajoute l’épisode, inédit, début 2024, de la déclaration, par décret présidentiel, en Équateur, d’un conflit armé interne, renvoyant ainsi aux dispositions des Conventions de Genève, au soutien de la proclamation de l’Etat d’urgence, donc de la loi martiale, dans le pays.
Un autre ensemble d’armes juridiques de guerre repose sur d’autres considérations, notamment l’utilisation d’outils plus communs aux juristes d’affaires, dont celles du droit de l’arbitrage, du droit financier, du droit des contrats, du droit pénal international, etc., que l’on peut développer en tentant de les répertorier et en les identifiant à travers leurs fonctions.
Mesures et contre-mesures. Deux types de réaction à une agression peuvent être envisagées. La première consiste à prendre des mesures. Par exemple, lorsqu’une unité est prise sous le feu de tirs d’artillerie ennemis, elle peut prendre diverses mesures : fuir, se protéger, élargir ses positions de manière à limiter l’effet d’attrition du bombardement, etc. Ces mesures sont donc purement défensives, qu’elles soient préventives ou dissuasives. Ainsi, en Ukraine, face à la probable contre-offensive ukrainienne en 2023, les forces russes se sont enterrées, construisant plusieurs rideaux défensifs globalement imperméable : ces mesures visaient tout à la fois à dissuader ou prévenir cette contre-offensive et défendre les positions. Toutes autres sont les contre-mesures : l’unité dont la position est battue par des tirs d’artillerie peut, outre la prise de mesures, tenter d’éliminer la menace, par exemple des tirs de contre-batterie, mais aussi demander une intervention aérienne, celle de drones, l’attaque des dépôts de munitions, voire un assaut d’infanterie contre la batterie adverse, par voie de terre, de mer ou par voie aérienne, etc. A une situation donnée correspond donc une multitude de mesures et contre-mesures pouvant être adoptées, par nécessairement par simple réaction d’ailleurs mais par une préparation et un entrainement préalable.
En matière juridique, il en est de même, à ceci près que la panoplie des mesures et des contre-mesures est considérablement étendue. A l’intervention russe en Ukraine, les pays alliés de l’Ukraine ont ainsi répondu par un certain nombre de mesures, dont les sanctions économiques et le gel de fonds d’un nombre très important d’entités russes. Le but de ces mesures est d’enchérir le coût de la guerre par la Russie, à la fois par l’obligation de trouver de nouvelles voies d’acheminement de ressources essentielles, par des techniques assimilées à des voies de contrebandes (d’ailleurs largement tolérées par l’absence de sanctions secondaire associées aux sanctions primaires), de nouvelles techniques de financement, et le gel de fonds pour des montants abyssaux, impliquant dont l’impossibilité d’utiliser des fonds.
Des contre-mesures pourraient reposer sur la mobilisation de plusieurs types d’outils : l’adjonction de sanctions secondaires aux sanctions économiques, permettant de poursuivre et sanctionner quiconque aurait profité du détournement des sanctions primaires ; l’engagement d’actions judiciaires, soit par des représentants des victimes ukrainiennes de la guerre, soit par les pays occidentaux ayant subis divers préjudices (victimes directes, victimes indirectes, par le fait de l’inflation, de perte de marchés, de pertes d’installations ou de filiales en Russie par abandon ou cession à prix dérisoire, etc. ; la saisie des avoirs gelés comme pris des réparations de ces préjudices, et sans doute bien d’autres, comme le déclenchement d’actions judiciaires devant la CIJ, la CPI ou d’arbitrages internationaux sur le fondement de conventions internationales impliquant un arbitrage obligatoire, comme en matière de violation des règles du droit de la mer sur le fondement de la convention de 1982.
DM
[1] Cette déclaration se présente ainsi, par décret présidentiel No 110 du 8 janvier 2024 sur les moyens pour aborder la violence et la criminalité et le décret présidentiel No 111 du 9 janvier 2024 déclarant une situation de conflit armé interne longuement motivés. Le premier emporte des restrictions de liberté de mouvement, en une forme de couvre-feux, un état d’urgence pour 60 jours, ma mobilisation des forces de police et de l’Armée et des autorisations de fouille pour trouver des armes et des explosifs. Le second est plus fondamental et plus surprenant. Il décret modifie le précédent en autorisant des opérations militaires sur le territoire national pour neutraliser les 22 organisations mafieuses, considérées comme terroristes, et les « acteurs non étatiques belligérants ». Il « déclare » ou « reconnaît » la situation de conflit armé interne et, donc « l’activation » du droit international humanitaire pour protéger les personnes « qui ne sont pas impliqués dans le conflit » formule qui fait référence à l’article 3 commun des conventions de Genève de 1949, et donc la protection des « civils », et « l’activation de la section 4 du Código Orgánico Integral Penal COIP, qui régit les crimes contre les personnes et les biens protégés par le droit international humanitaire ». Ce qui surprend dans cette méthode, c’est le caractère unilatéral de la déclaration de CAI ; en général en effet, c’est une reconnaissance tierce, par une organisation internationale, une juridiction ou une interprétation de la situation par tel intervenant, par exemple l’État concerné, qui établit ce caractère interne ou international du conflit. En général également, une situation de guerre se constate, par une attaque ou une réponse à une attaque, ou dans une situation de « guerre » interne, souvent par l’établissement de l’État d’urgence ou de la loi martiale, mais pas nécessairement, où, ensuite, peut être discutée la légitimité du déclenchement de l’action armée et de sa conduite. En agissant ainsi, l’Équateur prévient l’hypothèse d’une contestation de son droit à agir, ce qui est assez habile, et s’impose l’application des règles du droit des conflits armés dans sa réponse armée aux mouvements violents quelle cherche à réprimer.