La « guerre informationnelle » est un concept complexe. Pour les militaires, c’est une question qui occupe les esprits depuis 2014 et la mise en place de la doctrine dite « Gerasimov » dite aussi du « contournement de la lutte armée » (cf. D. Minic, Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, Ed. Maison des sciences de l’homme, 2023. V. aussi, avec A. Jubelin, « Qu’est-ce que la guerre ? L’évolution de la pensée stratégique russe post-soviétique »Podcast, Le Collimateur, 25 avr. 2023 et La guerre informationnelle de la Russie, Podcast, Le Collimateur, 28 mars 2023) laquelle renvoie au concept peu saisissable de « guerre hybride », c’est-à-dire d’utilisation de techniques, à visées militaires, non cinétiques, dans les domaines cyber et informationnels, plus ou moins combinés avec des moyens militaires.
Toutefois, ces techniques sont totalement autonomes des logiques militaires : une cyber attaques peut être entreprise par une entité privée contre une autre entité privée, à des fins de déni de services, de rançongiciel ou d’exploitation de contenus, tout comme peut l’être une campagne de manipulation de l’information. Il s’agit clairement d’un domaine complexe, non saisi a priori par les règles du droit des confilts armés (sauf si une cyberattaque aboutissait à une atteinte à des systèmes militaires ou provoquait des morts ou des blessés, militaires ou civils, par exemple une attaque contre un hôpital ou une infrastructure d’importance vitale, etc. Cf. N. Melzer, Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités en droit international humanitaire, CICR, 2020).
La frontière, ici, entre droit des conflits armés et droit, à construire des conflits non armés et non militaires, que nous appelons droit de la guerre atypique (Cf. D. Mainguy, Droit de la guerre atypique, Réflexions sur les conflits non armés et non militaires (lawfare, guerre économique et informationelle), Lextenso, à paraître, sept. 2023) est particulièrement ténue.
Un exemple récent, révélé par une dépêche du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) du 13 juin 2023 intitulée « RRN : une campagne numérique de manipulation de l’information complexe et persistante« sur la base d’un rapport de Viginum montre, par sa source, que les plus hauts intérêts de l’Etat sont concernés. Le RNN, Reliable Recent News, utilise des techniques assez habiles permettant de diffuser des contenus pro-russes et dénigrants les dirigeants des soutiens à l’Ukraine, via l’usurpation de l’identité de sites officiels, français par exemple et plus précisément celui du Ministère des affaires Etrangères, par pas seulement, ou de sites de médias connus, celui du Monde, par exemple, bien entendu l’armée devenue traditionnelle de faux comptes, dits « trolls » relayant ces fausses informations et de faux sites d’actualité francophones diffusant de fausses informations, combinées avec les premières ou encore, ce qui est encore plus subtil, de faux sites de fact-checking comme waronfake.com. Les fausses informations en question n’ont rien d’original : les dirigeants ukrainiens sont corrompus ou incapables, les forces armées ukrainiens sont des sauvages et des nazis, les dirigeants européens sont ouvertement russophobes, les Caesar fournis par la France contribuent à créer des crimes de guerre, les pays de l’OTAN sont des cobelligérants, ainsi que tout une série d’effets secondaires de la guerre, les réfugiés ukrainiens se comporteraient mal, des nuage toxiques atomiques dûs aux munitions en uranium appauvris vont tous nous tuer, etc.
Ce type de campagnes s’inscrit dans schéma désormais bien connu, notamment étudié par Jean-Bapististe Jengène-Wilmer et son équipe (Cf. J.-B. Jeangene Vilmer et J. Massie (dir.), Les nouvelles formes de guerre, Coll. Le Rubicon, Equateur, 2022, P. Charon et J.-B. Jeangène Vilmer, Les Opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien, rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Paris, ministère des Armées, 2e édition, octobre 2021, et J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume et J. Herrera, Les Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, août 2018) mais encore par un Rapport d’enquête récent de l’Assemblée nationale, assez curieux dans sa présentation et intitulé Rapport de la Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français (Rapp. n° 1311, 1er juin 2023, Prés. J.-Ph. Tanguy, Rapp. C. Le Grip) et où, au-delà des échanges visiblement tendus entre le président et la rapporteure, un certain nombre d’informations utiles sont identifiés sur cet aspect de la guerre informationnelle ou de l’ingérence étrangère, entre l’influence, l’ingérence, la corruption et l’espionnage.
Tout y est, ou presque et on voit bien se dessiner le trait, de plus en plus gros, divisant les Etats promouvant et respectant des valeurs de liberté, de démocratie, des Etats libéraux, et les Etats autoritaires, dont la Chine et la Russie notamment, mais pas seulement dans une logique de déstabilisation des premiers, sans doute en vue d’un objectif immédiat, très évident pour la Russie, et plus lointain, forger un droit international alternatif, le droit international existant étant perverti par les valeurs promues par les Etats libéraux, aux services de leurs seuls intérêts, c’est bien connu.
Presque cependant : si l’on voit bien les différentes techniques utilisées par des Etats, ou leur proxies ou encore par des entités privées qui ne sont que les faux-nez des premiers, si l’on voit bien que, depuis les élections américaines de 2016 puis les élections françaises de 2017 et les Macronleaks, et alors que l’attribuabilité de ces actions ne fait aucun doute, on observe, d’une part, une accélération massive des ces campagnes et attaques diverses, d’autre part la très faible attribution publique de ces campagnes à un acteur étatique désigné, l’attribution étant une décision politique et aux conséquences diplomatiques importantes, et enfin l’absence de plan d’ensemble visant à les contrer, que ce soit via des conventions internationales, y compris visant à intégrer ces actions au besoin au sein des règles du droit des conflits armés (cf. l’échec du « Manuel de Tallinn » : M.N. Schmitt, Tallinn Manual 2.0 on the International Law Applicable tu cyber operations, Cambridge University Press, 2ème éd, 2017) ou par des règles pénales coordonnées par une action internationale efficace. C’est peut-être là, d’ailleurs, que le dommage est le plus grand. Au-delà des sanctions, internes souvent pénales, en matière de trahison, d’espionnage, de corruption, la cohorte de sanctions en matière cyber, de diffamation, etc., le traitement d’une campagne de manipulation, ou de cyberattaque, réalisée à l’étranger, par des étrangers (ou des nationaux) mais ayant un effet sur le territoire national, reste impunie en tant que telle, sauf cas extrêmement particuliers, ou alors par des mesures, soient conduites par des agences de renseignement qui, par hypothèse, sont secrètes, ou bien par des opérations de contre-ingérence ou de contre-influence qui ne sont guère plus divulguées. Il ne faudrait pas que le sentiment produit par la multiplication de ces cas conduisent certains à penser que, finalement, un régime autoritaire offre des possibilités d’actions plus larges que celles assurées par un régime libéral (ce qui n’est pas exact), de telle manière qu’une solution pourrait être, tout au contraire, d’identifier, sur initiative française, partagées ou européenne, d’identifier un régime particulier de sanctions pénales, à la manière dont les sanctions en matière de lutte antiterroriste sont organisées en France, avec une définition générale et toute une série de cas (association en vue de , complicité, financement, etc.) permettant d’identifier des auteurs, saisir des valeurs, etc.
Le Rapport de la Viginum déjà cité est pourtant édifiant dans l’identification des auteurs : « Le 15 décembre 2022, le groupe Metaa publiquement attribué la campagne RRNà deux sociétés russes: Structura National Technologies (Struktura) et Social Design Agency (Agentstvo Sotsialnogo Proektirovania). Ces deux entreprises de marketing digital, prestataires de nombreuses institutions gouvernementales russes, sont dirigées par llya Andreevitch GAMBACHIDZE. Ce stratège politique moscovite renommé a notamment occupé les fonctions d’adjoint au préfet du district administratif Nord de Moscou, et de conseiller du vice-président de la Douma fédérale Piotr TOLSTOÏ » et que le rapport pointe encore le cas de deux autres personnes, pour conclure, finalement que « au regard des modes opératoires mis en œuvre et aux objectifs poursuivis, Viginum considère le phénomène détecté comme de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ». Les mots sont pesés. Ils permettant de déclencher des poursuites pénales. L’article 410-1 du Code pénal dispose ainsi que « Les intérêts fondamentaux de la nation s’entendent au sens du présent titre de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ». Cela étant, les infractions sont constituées autour des logiques de trahison ou d’espionnage, par des français, à moins que cela soit considéré comme un attentat au sens de l’article 412-1 (« Constitue un attentat le fait de commettre un ou plusieurs actes de violence de nature à mettre en péril les institutions de la République ou à porter atteinte à l’intégrité du territoire national« ).
Sans doute des sanctions économiques sur le fondement du Règlement n°208/1024 ou 269/2014 seront déclenchées, voire des actions diplomatiques. Or qui dit diplomatique dit action de guerre possible. A moins que l’on réactive la convention de Genève de 1936 concernant l’emploi de ]a radiodiffusion dans
I’intéret de ]a paix, toujours dans l’inventaire de la CPA (et dont l’URSS et la France était parties) et dont l’article 3 par exemple dispose que « Les Hautes Parties contractantes s’engagent mutuellement à interdire et, le cas échéant, à faire cesser sans d~lai sur leurs territoires respectifs toute émission susceptible de nuire à la bonne entente internationale par des allégations dont l’inexactitude serait ou devrait être connue des personnes responsables de la diffusion. Elles s’engagent mutuellement en outre &veiller A ce que toute 6mission susceptible de nuire et la bonne entente internationale par des allégations inexactes soit corrigée le plus tôt possible par les moyens les plus efficaces, même si l’inexactitude n’est apparue que postérieurement à la diffusion« , son article 7 invitant à la compétence finale de la CPA.
.
La guerre informationnelle fait rage, il est temps de réagir.
DM